Entretien avec Gary Cokins, expert de l’Activity-Based Costing (ABC)

Entretien avec Gary Cokins, expert de l’Activity-Based Costing (ABC)

Faire d’ABC une réussite

Gary CokinsGary Cokins est un expert internationalement reconnu, conférencier et auteur sur les systèmes de management de la performance. Ingénieur et MBA, il travaille dès 1974 chez FMC Corporation de la planification stratégique et du contrôle financier à la gestion de production. En 1981, il s’oriente vers le conseil en management (Deloitte, KPMG, EDS) où il se spécialise sur ABC (formé par le professeur Robert Kaplan d’Harvard) puis rejoint finalement l’éditeur de progiciel ABC Technologies, racheté plus tard par SAS. En 2012, il créé un cabinet de conseil, Analytics-Based Performance Management LLC (www.garycokins.com).

Téléchargez la version pdf de l’interview.

 

Introduction

Aujourd’hui, l’entrepreneur anticipe les évolutions de son marché, décide des actions à engager et en suit les résultats, le tout dans le respect de sa stratégie.

Piloter l’entreprise dans ces conditions demande un outillage adéquat, en particulier dans le suivi des résultats parce qu’il faut en analyser les raisons afin de décider des actions correctrices. C’est dans ce cadre qu’ABC (Activity Based Costing) a semblé une méthode prometteuse, au début des années quatre-vingt-dix, dans l’aide au pilotage de la performance.

Qu’en est-il un quart de siècle plus tard ? Le bruit de fond sur ABC ne véhicule pas que des ondes positives, incriminant une méthode trop compliquée, un outillage inadapté et des projets sans fin.

Pour répondre à cette question, aXoma Consultants a décidé d’interviewer Gary Cokins, un expert reconnu sur les cinq continents, conférencier et auteur sur les systèmes de management de la performance. Formé à l’ABC, dès les années quatre-vingt, par Robert Kaplan (le fondateur de l’Activity Based Costing) lui-même, Gary Cokins l’a implémenté chez différents clients, soit sous sa casquette de conseil en  management, soit en tant qu’éditeur de logiciels.

Entretien avec Gary Cokins

Comment procédaient les entreprises, avant l’arrivée de la méthode ABC, pour piloter la performance économique de leurs produits ou leurs services ?

Les entreprises utilisaient simplement les informations erronées, en matière de coûts, que leurs comptables fournissaient. Beaucoup de dirigeants savaient que ces coûts étaient inexacts, mais comme leurs entreprises étaient très rentables à l’époque, ils ne se sentaient pas vraiment concernés. Ce n’est plus le cas de nos jours.

 

En quoi la méthode ABC a-t-elle été jugée innovante à ses débuts ?

Dans les années 1980 et 1990, les entreprises qui envisageaient ou implémentaient l’ABC considéraient cette approche innovante, non seulement parce qu’elle était différente de leurs pratiques traditionnelles en matière de coûts mais aussi parce que les calculs ABC pour les produits ou lignes de service donnaient des résultats très différents de ce que leurs tableaux de bord affichaient. Les écarts atteignaient parfois les 100%, ou plus, dans les deux sens. En fait, pour certains produits les coûts étaient sous-évalués alors que pour d’autres ils étaient surestimés.

 

Au vocable ABC est associée la notion de coûts. Pourtant, le pilotage économique de l’entreprise ne se limite pas à ses charges mais prend également en compte la notion de revenu profitable. En quoi ABC répond à ce besoin ?

ABC ne fournit pas de réponses. Il amène à se poser les questions nécessaires. Son objectif est de focaliser et donner de la visibilité là où les entreprises font des profits ou des pertes.

Les prix, donc le chiffre d’affaires, devraient toujours être définis en fonction du marché et de ce que les clients sont susceptibles de payer ; c’est la ligne du haut dans le compte de résultat financier. ABC fournit la ligne du milieu, celle que l’on soustrait de la ligne du haut, les revenus, pour arriver à celle du bas, les profits. Les entreprises ne peuvent réduire leurs coûts à l’infini. Au bout d’un moment, leur qualité et niveau de service vont en souffrir, ce qui va affecter négativement leurs clients. Les entreprises n’auront plus seulement à augmenter leurs revenus mais à accroitre les revenus rentables, générateurs de profits.

ABC fournit les informations pour savoir quels produits, lignes de service, canaux ou clients sont plus ou moins rentables. A partir des informations fournies par ABC, les entreprises peuvent engager des actions basées sur de meilleures décisions.

 

Quel type d’activité économique ou d’organisation est éligible à la méthode ABC ?

ABC s’applique aux entreprises aux processus répétitifs, ce qui est le cas de la plupart des sociétés. Pour les entreprises qui produisent à la demande ou des produits uniques, par exemple des satellites, alors la comptabilité par projet est supérieure, en tant que méthode de calcul des coûts.  ABC est adapté aux entreprises qui ont vécu l’arrivée croissante de produits diversifiés et variés, comme ce qui se passe avec les métiers soumis aux exigences de taille, de couleur et de saisonnalité. Cette augmentation de la variété et de la diversité des produits créé plus de complexité, ce qui en retour demande plus de charges indirectes pour gérer cette complexité.

La force d’ABC est de tracer et d’affecter les charges indirectes et partagées en respectant les relations de cause à effet, tandis que la traditionnelle répartition des frais généraux transgresse le principe de causalité des coûts. Les méthodes traditionnelles d’allocation des coûts répartissent les dépenses en utilisant des critères de répartition, tels que le niveau de chiffre d’affaires, qui ne prennent pas en compte la manière dont chaque produit consomme séparément les coûts de l’activité de travail, ceux qui font partie du processus de bout en bout. C’est d’ailleurs de là que vient le terme « activité » dans l’acronyme ABC.

 

Aujourd’hui, du moins en France, la méthode ABC est souvent qualifiée de trop complexe à mettre en œuvre. Quelles sont les raisons de cette complexité ?

La raison principale pour laquelle des mises en œuvre d’ABC ont raté est liée aux comptables ou à l’inexpérience des consultants. Ils se font de fausses idées quant à comment obtenir des coûts exacts. Le résultat est qu’ils surchargent la conception de leur modèle de coûts dans ABC, au-delà de ce qui est acceptable en termes d’effort de collecte, de validation et de restitution de l’information, au regard de la précision supplémentaire apportée. Ils définissent mille activités, voire plus, quand peut-être soixante-quinze activités suffiraient. Ils pensent également que chaque salarié doit renseigner une feuille de temps journalière en précisant le temps passé sur chacune des activités.

Dans les deux cas, ça n’a que très peu d’impact sur l’exactitude des coûts. L’essentiel, en termes d’exactitude, vient du fait de modéliser les relations entre les objets de coûts, tels que les produits et les clients, et les coûts des activités. Un prototypage rapide de l’ABC, avec quelques modèles itératifs et de plus en plus granulaires, résout ce problème. Cette méthode de mise en œuvre de l’ABC assure un modèle ABC bien dimensionné ; de surcroît, il accélère l’appropriation et l’apprentissage, par les managers, des données ABC.

 

Dans les expériences connues autour de l’ABC, l’outillage informatique est majoritairement pointé du doigt. Pourtant, dès ses débuts, la méthode a fait l’objet d’une attention particulière de la part des éditeurs de progiciels d’entreprise, que ce soient des spécialistes en pilotage de la performance ou des généralistes en gestion financière. A cet effet, des modules ont été développés pour gérer les activités, créer des budgets ou des plans, suivre les écarts entre le réalisé et la prévision. Que manquait-il alors à cet outillage pour simplifier la mise en œuvre de l’ABC dans les organisations ? Est-ce toujours le cas avec l’évolution des technologies de l’information, surtout ces dix dernières années ?

La plupart des éditeurs de progiciels fournissent des outils intégrés dans les systèmes de comptabilité analytique, avec leurs notions de centres de coûts et de natures de dépenses.

Suivre les coûts suppose les modéliser. Il ne s’agit pas de comptes en « T » ou d’écritures au débit ou au crédit. ABC modélise la consommation des dépenses en ressources, enregistrées dans la comptabilité analytique, en traçant le lien de causalité de ces dépenses entre les coûts et les activités. Ensuite, ABC relie les coûts de ces activités aux produits, lignes de service, canaux et clients, en utilisant des inducteurs de coûts.

Aujourd’hui, les éditeurs de haut niveau fournissent des fonctionnalités d’ABC ou ont conclu un partenariat avec des éditeurs spécialisés dans  l’ABC.

 

De nombreux détracteurs de l’ABC soulignent la durée non contrôlée des programmes ABC, les qualifiant d’autoroutes sans fin. Quelles sont les bonnes pratiques pour rendre de tels projets efficaces, avec des résultats rapidement visibles ?

Comme je l’ai mentionné dans ma réponse à la question numéro 5, le prototypage rapide dans ABC est le meilleur moyen, éprouvé de surcroit, d’avoir des résultats rapidement visibles et de bien dimensionner un système ABC. La clé est ensuite de demander aux managers et aux dirigeants qui ont vu les premiers résultats : « Quand le modèle ABC sera plus détaillé et plus précis, d’ici quelques semaines, pour quel type de décision ou d’analyse comptez-vous l’utiliser ? ». Leurs réponses permettent de les responsabiliser, pour aller plus loin.

Utiliser ces informations pour prendre des décisions va faire vivre le modèle ABC, en tant que système de production permanent et répétitif. Une étape suivante est de lier les tableaux de bord ABC aux indicateurs indexés aux objectifs des managers. Cela assurera la pérennité du reporting ABC, parce que les primes des collaborateurs dépendront des informations fournies par l’ABC.

 

En plus de cette limite dans la mise en œuvre d’ABC, ces mêmes détracteurs invoquent la difficulté à maintenir les systèmes ABC, autant dans leur composante management qu’en termes d’informatique. Quelles sont les bonnes recettes en la matière ?

C’est une idée fausse, assez répandue. Comme je l’ai mentionné précédemment, les comptables surchargent les modèles ABC lors de la phase de conception. Ces modèles peuvent être taillés sur mesure ; ils peuvent également utiliser les estimations des managers, à l’exception des quelques informations quantitatives sur les inducteurs de coûts dont l’informatique a besoin pour remplir le modèle ABC, en plus des données issues de la comptabilité analytique.

Avec la méthode d’affectation des coûts utilisée dans ABC, chaque coût doit toujours être pris à 100% afin de pouvoir rapprocher les dépenses enregistrées avec les coûts affectés. Ce qui signifie qu’ABC accepte des écarts mineurs dans l’estimation, souvent liés à la difficulté de l’informatique à intégrer des données externes dans le modèle ABC.

 

En 2004 est apparue la méthode TDABC (Time Driven ABC), présentée alors comme une révolution de l’ABC. En quoi TDABC était supposée à l’époque apporter une meilleure réponse aux besoins des clients ABC ?

Il y a beaucoup d’idées fausses autour de TDABC. Ce n’est pas une révolution. Les ingénieurs industriels ont utilisé, durant des décennies, les concepts de TDABC lors d’études ponctuelles sur les dépenses d’entreprise. TDABC s’applique dans certaines conditions, avec pour but premier de calculer le coût de la capacité non utilisée. ABC est la meilleure des deux méthodes quand il s’agit d’analyser toutes les dépenses de l’entreprise.

On peut démarrer avec un ABC traditionnel basé sur les taux puis convertir le modèle en TDABC, si l’effort supplémentaire est nécessaire et justifié.

 

Certains analystes, et même des éditeurs de progiciels d’entreprise, remettent désormais en cause les apports supposés de TDABC. Ils estiment, par exemple, que TDABC n’est rien d’autre qu’une variante de l’ABC original. Par ailleurs, ils rejettent l’argument d’un TDABC plus facile à mettre en œuvre et à maintenir qu’un ABC classique. Dix années après son apparition, quel constat peut-on tirer de TDABC par rapport à l’ABC ?

Il y a une petite différence, en termes d’effort pour maintenir les informations, entre un ABC basé sur les taux et un TDABC. On pourrait argumenter que TDABC demande plus d’effort, et non moins d’effort, qu’ABC à partir du moment où ABC peut avoir un effet de levier sur les estimations et les données quantitatives des inducteurs de coûts, en utilisant des unités d’œuvre plutôt que des unités de temps telles que les minutes.

Les managers font plus facilement le lien avec les unités d’œuvre, par exemple le nombre de prêts automobiles réalisés dans une banque, plutôt que le temps passé à réaliser une activité, tel que le nombre de minutes nécessaires à gérer un seul prêt automobile.

 

Un argument simple, mais maintes fois entendu, consiste à associer l’ABC aux grandes organisations, celles disposant de moyens importants pour la mise en œuvre et la maintenance de la méthode, aux structures plus réduites et aux ressources limitées. Comment implanter une démarche de type ABC ou TDABC dans les organisations de taille moyenne voire petite ?

C’est une autre idée fausse. ABC peut s’appliquer à de petites organisations, même celles de 25 personnes. Comme je l’ai expliqué lors de ma réponse à la question numéro 4, quand la diversité et la variété des produits vont croissantes, cela créé de la complexité et le besoin de plus de dépenses indirectes pour gérer cette complexité.

Les petites organisations, c’est une tendance à la hausse, offrent plus de produits et de services diversifiés. Aussi, ABC s’applique à ces petites organisations. En ce qui concerne les ressources, les progiciels ABC actuels sont orientés utilisateurs, permettant aux comptables et aux analystes de maintenir les modèles de coûts avec un minimum de support de l’informatique.

 

Finalement, parce que c’était un des arguments initiaux de Robert Kaplan, quelle est la place de l’ABC dans les systèmes de pilotage de la performance aujourd’hui ?

L’usage d’ABC est optimal dans deux cas de figure. Le premier dans le but stratégique de comprendre les marges bénéficiaires afin de qualifier de façon rationnelle les produits et les services les plus rentables, ceux qu’il faut promouvoir, et de déterminer quels types de clients il faut fidéliser, faire croitre, reconquérir ou gagner. Le second pour calculer les indicateurs de consommation des coûts nécessaires à une vision « prédictive » des forecasts, des estimations de coûts et des simulations prévisionnelles, basées sur les inducteurs de coûts.

ABC constitue un levier moins fort en matière d’analyse de la performance opérationnelle, parce que les consultants en Lean Management et en Six Sigma mettent en avant leurs propres méthodes. ABC peut s’avérer utile pour des objectifs de réduction de coûts, mais les mêmes consultants croient que les entreprises doivent simplement utiliser leurs méthodes et que le résultat en sera automatiquement une amélioration des coûts.

C’est une vision à court terme, parce que le reporting ABC peut servir à valider si les présumées réductions de coûts sont réellement en voie de réalisation. En plus, les coûts par activité calculés dans ABC peuvent être utilisés dans des matrices d’analyse de la valeur afin de mettre en exergue les activités à forte valeur ajoutée

 

Quel conseil, en définitive, donneriez-vous aux entreprises qui envisagent de mettre en place l’ABC ?

Mon conseil est de ne pas sous-estimer l’amplitude de la résistance au changement, ce qui nécessite de faire appel à des techniques managériales de changement comportemental. Un plan de communication sur ABC est plus important pour réussir que le plan de mise en œuvre du progiciel ABC.

Imprimer cet article
Suivez nous sur LinkedIn